Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence.
Le son d'un piano raisonnait dans la maison. Oui, il s'agissait bien d'un piano, au sous-sol. Un homme accompagné d'un médecin digne de confiance jetait des regards inquiets sur sa femme. Parce que tout avait disparu, elle voulait que sa fille vienne au monde avec une impression de bonheur. Le bonheur que lui offrirait la musique classique: mélomane, son père avait réussi à avoir un enregistrement de Beethoven d'un qualité encore correcte. Et c'est dans un sous-sol que dut naître Antonia, sinon qui l'aurait laissé mettre cette musique ? heureusement qu'ils avaient un ami médecin, un ami qui ne les trahirait pas. De toute façon, de nos jours, les accidents à l'accouchement, cela n'existe plus... Et enfin, le bébé vit le jour et la lumière... enfin, pas exactement. Le médecin s'approcha, pris le bébé et l'observa. Il n'avait pas besoin de lui faire les multiples analyses qui permettrait immédiatement de savoir à quel âge elle allait mourir, ni si elle avait le moindre problème physique ou mental: la vérité lui sauta aux yeux. Il secoua la tête et dit d'un ton désolé:
- Madame Racine, votre fille est aveugle.Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,
Songez, quoi qu'il ait fait, songez qu'il est mon père.
On essayait tout pour rendre la vue à Antonia. Ses parents avaient de faibles moyens mais il y avait ces appareils, pas très chers, qui permettaient aux aveugles de voir vaguement les formes et les mouvements de lumières. Ce fut la seule vue à laquelle Antonia n'eut jamais droit. Cette grosse machine lui faisait un visage horrible, elle ressemblait plus à un robot qu'à une fille, mais qu'en savait-elle ? Elle n'aurait même pas su se décrire elle-même. Son père tint cependant à ce qu'elle le garde, affligé et déçu à la fois de ne pas avoir une fille en bonne santé. Elle entra dans une école primaire normale, mais elle était trop peu à la mode pour passer inaperçu: les autres se moquaient d'elle. Elle supportait tout de même, renfermée, sachant que son père désirait cela. Pour lui rendre la pareille, il la laissa, en toute discrétion, écouter la musique de Beethoven. Et, un jour, quand il entendit son vieux piano en marche dans la cave, il se rendit compte que c'était sa fille qui, d'une, avait réussi toute seule à reproduire la musique de Beethoven (comment aurait-elle pu lire une partition ?) mais qu'en plus elle chantait très juste les notes par dessus. Désormais, lui faire jouer de la musique ne fut plus une simple compensation mais un véritable espoir qui naquit dans la famille.
Peut-on haïr sans cesse ? Et punit-on toujours ?
Il était temps d'entrer en CE1 pour Antonia. Ses parents avaient un peu d'argent donc ils l'avaient mis dans la meilleure école possible. Malheureusement, malgré tous leurs efforts, et malgré les progrès de la médecine qui permettaient à Antonia, grâce à son appareil, de voir les mouvements de lumière et les ombres, elle n'avait pas vraiment réussi à s'intégrer à l'école primaire normale. Ses camarades, trop farceurs, lui faisaient beaucoup de blague. Bien sûr, elle continuait la musique, et elle s'était même un peu mise à chanter des chansons bien à elle, un peu bizarre mais sûrement plus intéressantes que la B&T. Voilà où elle en était l'année où vint au monde sa petite sœur Constance. Ceci aurait pu être un grand moment de joie, car elle même attendait d'avoir quelqu'un de qui s'occuper. Mais au premier mot sur cette sœur, elle sut qu'une haine l'emplirait à jamais contre elle. La petite était blonde, arrachait des sourires, apportait de multiples félicitation à la famille. Antonia aurait pu en être fière, mais elle avait quelque chose qu'elle-même n'aurait jamais et qui lui déchira le cœur: elle voyait. Et quand on la lui présenta, Antonia ne pouvait que lui offrir un regard noir. Un regard que personne ne remarqua.
Songez-y bien : il faut désormais que mon coeur,
S'il n'aime avec transport, haïsse avec fureur.
Au collège, au lycée, Antonia se sentait seule. Depuis que la petite Constance était là, avec ses beaux yeux verts et son naturel qu'aucune machine ne venait déformer, avec sa voix tout aussi belle que celle d'Antonia, elle avait beaucoup plus d'avantages que cette dernière. Pourtant, elles avaient sept ans d'écart et elle n'avait pas neuf ans qu'elle était déjà une grande cantatrice comme il n'en existait plus. Alors, à la fin de sa scolarité, elle se débarrassa définitivement de cet appareil hideux. Tant pis, elle était dans le noir le plus profond, elle l'avait été toute sa vie durant. Et tout d'un coup, elle se sentit observée, elle se sentit fixée, elle se sentit belle sous le poids des regards des autres. Elle ne voyait pas, mais elle s'était habituée à sentir la réaction des gens. Et c'était clair: à présent, on l'admirait. Un minimum, du moins. A un tel point que quelqu'un l'emmena à Chtonie.
Que j'ai sur votre vie un empire suprême,
Que vous ne respiriez qu'autant que je vous aime ?
A Chtonie sa vie changea tout à fait, à ce qu'elle crut. Son talent musical fut vite repéré: et, pour la première fois, apprécié à sa juste valeur. Un autre musicien qui s'était déjà produit à l'Opéra se dépêcha de venir l'aborder, à la fois pour sa voix et ses capacités au violon et au piano. Très vite, elle se retrouva à donner des concerts certains soirs, ceux où la titulaire était absente. Et encore peu de temps après, elle devint elle-même titulaire pour chanter et jouer à l'Opéra. Désormais, peu lui importait d'être handicapée, elle sentait les regards sur elle et en était heureuse. Bien sûr, elle se fit l'ennemie de la musicienne à qui elle avait pris la place et des rumeurs couraient sur elle étant donné que le musicien qui l'avait engagée était tombé amoureux d'elle. Leur histoire fut courte, mais passionnée: pour la première fois, Antonia pensait qu'elle n'était pas totalement exclue de la vie. Elle parvint même à se faire l'amie de Luciana Droguie, une fille mystérieuse qui n'avait pas l'air d'être de Chtonie, plutôt de tout savoir; une fille qui pourtant n'apparaissait que rarement devant elle, comme si elle ne voulait jamais être vue. Le jour où son amant musicien disparut, elle sentit comme un vide immense, elle se sentait perdue dans le noir, ces ténèbres où elle avait toujours sut marcher et se retrouver. Celle qui l'en sortit, ce fut Luciana. Évidemment, Antonia ne s'attendait pas un jour à tomber sous le charme d'une fille... qu'elle n'avait jamais vue. Pourtant, ce fut bien Luciana qu'elle embrassa ce jour-là, ce même jour où son musicien refit brutalement son apparition.
S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain.
Un musicien qu'elle avait passionnément aimé et qui revenait soudain vers elle. D'un côté, elle redoutait de lui dire qu'elle ne pouvait plus être avec lui. De l'autre, elle mourrait d'envie de lui faire payer sa fuite de façon violente. Sans oublier que, une fois qu'elle n'était plus avec lui, elle avait perdu ses avantages à l'Opéra. Heureusement, ses talents personnels lui avait permis de rester la préférée de tous et elle avait pu continuer sa musique, mais elle craignait de jour en jour de se retrouver à la porte. Quand il la menaça de lui fermer définitivement les portes de Chtonie, sa fureur l'emporta: elle essaya de le tuer. Oui, elle en était capable, handicapée ou non. Elle pouvait parfaitement faire avaler un poison ou, pire, le dénoncer. L'idée la traversa... elle ne fit que la traverser. Prise de désespoir face à celui qu'elle avait toujours aimé malgré tout, mais surtout face à elle-même et ce qu'elle risquait de devenir, à l'idée de la honte qui l'apporterait sur scène chaque soir en songeant à ce moyen affreux par lequel elle serait arrivée au sommet, elle ne fit rien. Au contraire, elle lui pardonna tout. En fait, sa réaction venait plus de la tristesse que d'autre chose: il quitta la ville pour ne plus la déranger.
Il n'est point de secrets que le temps ne révèle.
Quand on est belle, bien voyante, et pleine de lumière, bien se conduire est certainement le cadet de ses soucis. Antonia était certainement injuste de penser cela de Constance, mais, bien que, elle, elle n'eut jamais besoin de prendre des cours de musique, surpassant tous ses professeurs, elle ne put s'empêcher d'être jalouse lorsque son père lui demanda de trouver un professeur de musique pour sa sœur, sachant qu'elle avait des relations dans la ville artistique. A force de passer des annonces, un certain Florent Vivaldi se montra chez elle. Mais, refusant sans cesse de se trouver dans la maison tandis que la petite chouchoute recevait tous les honneurs, elle ne croisa son regard que plusieurs mois plus tard. Enfin, lui croisa ses yeux, tandis qu'elle sut simplement qu'on la regardait. Pas plus de deux jours après, il lui fit sa déclaration d'amour... et à vrai dire, ce ne fut pas de l'entendre dire qu'elle sortait avec une fille qui le fit s'arrêter là. Même si elle n'avait aucunement envie de quitter sa compagne pour revenir aux hommes, elle ne pouvait s'empêcher d'adorer le fait d'être ainsi admirée et quelque fois se laissa embrasser par ce charmant professeur de musique. Alors, elle apprit enfin qu'il avait mis Constance enceinte. Malgré toute son inimitié, elle prit la décision de l'aider de sorte que ses parents n'apprennent rien. Grâce à Chtonie, Luciana, et toute sa discrétion, tout se passa pour le mieux. C'était la première fois qu'Antonia venait en aide à sa sœur. La première fois qu'elle montrait une marque de fraternité.
Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j'attends.
A l'Opéra, Antonia a pu faire la connaissance de beaucoup de monde. Elle avait un ami qui l'avait assistée dès le début. Il l'avait repérée au lycée, présentée à l'Opéra, il avait même fait de la pub pour que tout le monde prenne le risque d'aller la voir, elle, la doublure d'une musicienne beaucoup plus reconnue qu'elle avant qu'elle ne se manifeste à Chtonie. Et, bien sûr, le danger les suivait. Le jour le plus noir de la vie d'Antonia fut celui où elle perdit cet ami si cher. Des scientifiques les poursuivaient. Elle n'avait jamais vraiment eu à fuir jusque là, mais perdre une partition en route juste devant la police scientifique ne leur laissait plus le choix. Il l'aida à aller se cacher mais, en chemin, se foula la cheville. Pourtant, elle aurait pu le sauver: Chtonie n'était pas loin, il y avait toujours quelqu'un à l'entrée pour surveiller le passage. En quelques secondes seulement, il serait rentré. Il lui cria d'appeler à l'aide. Antonia, à tâtons, essaya de se repérer pour retrouver dans quelle direction était Chtonie. Arrivée là-bas, il était encore temps. La peur pris le dessus. En la voyant arrivée, haletante, quelqu'un vint la voir et demanda si tout allait bien.
- Oui. J'ai cru voir une ombre.Il faut des châtiments dont l'univers frémisse ;
Qu'on tremble en comparant l'offense et le supplice.
Il ne parla pas. Jusqu'à la dernière seconde. Sous la torture. Sous la menace de mort. Antonia, pleurant pour la première fois de sa vie, vidée de sa haine. Elle écoutait, sous une fenêtre, tout ce qui se passait dans la salle de torture. Et sous les cris de douleur de son ami, elle ne partit pas. Elle aurait pu se jeter dans la salle et mourir avec lui. Elle préféra supporter la douleur de l'entendre hurler jusqu'à la dernière seconde, en punition. Il mourut sans avoir lâché un mot. Quand ils jetèrent son corps au bûcher, elle s'y rendit discrètement, écouta le crépitement du feu. Cet épisode fut son grand secret. Personne ne sait ce qu'il est devenu sinon elle. C'était il y a peu: c'est à ce moment qu'Antonia a changé et, par mémoire pour lui, elle se conduirait aussi dignement jusqu'à son dernier souffle.
Mon unique espérance est dans mon désespoir.